Texte extrait de Critique Sociale, n° 4 (janvier 2009) :
Source : Rosa Luxemburg
Ce 15 janvier, il y aura 90 ans que Rosa Luxemburg a été assassinée à Berlin, en même temps que Karl Liebknecht. Nous publions à cette occasion trois articles de Rosa Luxemburg inédits ou rares en français : Une Question de tactique (1902), Quelles sont les origines du 1er mai ? (1894), et Un Devoir d’honneur (1918).
C’est également l’occasion de revenir sur les idées de celle qui fut, en réalité, assassinée plusieurs fois.
En 1919 en Allemagne, le nouvel ordre établi a, pour empêcher la révolution, fait tuer des milliers de révolutionnaires, dont Rosa Luxemburg. Il ne suffisait plus de la calomnier : il devint nécessaire de l’assassiner, puis de se débarrasser de son cadavre en le jetant dans un canal de Berlin. Mais même après ce crime, elle restait politiquement gênante et on continua de mentir sur son compte, en Allemagne et ailleurs. On atteignit le paroxysme de cette politique avec le régime nazi, qui fit interdire et brûler ses textes.
Sa pensée révolutionnaire libre et indépendante a également été dissimulée, escamotée et attaquée par des générations de pseudo-communistes. Dès 1925, le Bulletin Communiste de Boris Souvarine dénonçait le fait que « Rosa Luxembourg n’étant plus de ce monde pour recevoir leurs outrages, c’est à sa mémoire que s’en prirent les léninistes de 1924 »[1]. En effet, les idées véritablement marxistes et révolutionnaires de Rosa Luxemburg, dans leur ensemble et dans leur cohérence, gênaient les léninistes. Ses multiples critiques contre Lénine, sur de nombreux sujets et tout au long des années, la rendait encombrante pour les sectateurs de l’URSS. Comme l’a rappelé son amie Mathilde Jacob, jusqu’à la fin « Rosa Luxemburg n’avait pas abandonné ses critiques sur les tactiques des bolcheviks »[2]. Il fallait donc tenter de la discréditer, afin de se débarrasser d’une militante et théoricienne « en trop », dont l’existence et la pensée étaient en contradiction avec les mythes léninistes.
Les staliniens allèrent encore plus loin, et aggravèrent les mensonges léninistes tout en inventant de nouvelles diffamations contre Rosa Luxemburg. Force est de constater que les staliniens ne se trompaient pas sur un point : effectivement, Rosa Luxemburg n’avait politiquement strictement rien à voir avec eux.
La chute du capitalisme d’Etat russe a permis l’arrêt de cette machine de désinformation systématique, mais malheureusement nombre des clichés et mensonges inventés à l’époque contre Rosa Luxemburg sont encore répétés de nos jours.
Conséquence de cette lutte « anti-Luxemburg », ses textes ont trop rarement été édités, et aujourd’hui encore une édition rigoureuse et complète de ses textes n’a toujours pas été réalisée. En traduction française, les textes concernant la Pologne font particulièrement défaut, plusieurs textes sont épuisés, et nombre des traductions existantes seraient à refaire[3].
On s’est parfois posé cette question : si Rosa Luxemburg avait échappé à cet assassinat le 15 janvier 1919, que serait-elle devenue ? On peut l’envisager en examinant le sort de ses proches : Leo Jogiches fut assassiné à Berlin dans des conditions similaires moins de deux mois plus tard ; Mathilde Jacob et Luise Kautsky sont mortes dans les camps nazis ; Hugo Eberlein fut tué par le régime stalinien, de même que de très nombreux communistes polonais (qui furent en particulier assassinés en URSS en 1937).
Au fond il n’y avait, malheureusement, probablement pas d’autre issue pour Rosa Luxemburg, étant donnés d’une part son indéfectible fidélité à l’objectif de l’auto-émancipation des travailleurs, et d’autre part ce qu’était son époque.
Les qualificatifs utilisés pour définir Rosa Luxemburg ne manquent pas : marxiste, spartakiste, socialiste, sociale-démocrate, communiste, voire luxemburgiste ! Plusieurs de ces termes, si ce n’est tous, étaient pour elle synonymes : ainsi, elle écrivait que « socialisme et marxisme, lutte d’émancipation prolétarienne et social-démocratie sont identiques. »[4] Le mot « socialiste » lui suffisait amplement, mais comme nombreux étaient ceux qui s’intitulaient « socialistes » tout en ayant renoncé à l’objectif socialiste, le mot est rapidement devenu trop imprécis.
Elle était marxiste, de toute évidence, si l’on entend par là non les tenants d’un dogme figé opposé aux idées de Karl Marx, mais au contraire ceux qui s’inscrivent dans la continuité de la méthode et des objectifs fondamentaux de celui-ci. Luxemburg a ainsi écrit que « Le marxisme est une vision révolutionnaire du monde qui doit appeler à lutter sans cesse pour acquérir des connaissances nouvelles, qui n’abhorre rien tant que les formes figées et définitives »[5].
Rosa Luxemburg était sociale-démocrate au sens de l’époque : elle militait pour le socialisme et la démocratie, au moyen de la lutte de classe et de l’action révolutionnaire. Elle pouvait ainsi écrire en 1898 que « la social-démocratie a toujours combattu la politique douanière et le militarisme »[6]. Cette social-démocratie a manifestement cessé d’exister après le vote des crédits de guerre en 1914, et le terme de « social-démocratie » a radicalement changé de sens. Rosa Luxemburg, elle, n’a pas renié ses principes : elle est restée une socialiste démocratique et révolutionnaire.
Le mot « spartakiste » désignait les membres de la Ligue Spartakus (Spartakusbund), qui regroupait en Allemagne pendant la première guerre mondiale les socialistes qui ne renonçaient pas à la solidarité mondiale des travailleurs, ni à l’objectif d’une abolition de l’exploitation menée par les exploités eux-mêmes. Rosa Luxemburg était la principale théoricienne de cette organisation que la censure réduisait à la clandestinité. De la même façon elle était communiste, au sens authentique du mot. Elle fut co-fondatrice du Parti communiste d’Allemagne en décembre 1918, lequel changea malheureusement bien vite d’orientation, jusqu’à renier en fait l’héritage du Spartakusbund. Communisme est en réalité un synonyme de socialisme au sens réel du terme - qui est bien celui qu’elle employait.
Contrairement à ce qu’on lit parfois, le terme « luxemburgisme » n’a pas été créé après sa mort, mais aux alentours des années 1900[7]. Le terme désignait le courant anti-nationaliste au sein des socialismes en Pologne, puisqu’elle était la principale théoricienne de ce courant. Mais de même que Marx ne voulait pas du terme « marxisme », il est évident qu’elle ne voulait pas de ce terme, qui était pour elle inutile : elle avait la conviction de défendre le socialisme authentique, et elle ne vit pas les outrages que le XXe siècle fit aux mots qui représentaient son idéal, l’idéal de libération des êtres humains par l’abolition du capitalisme et des hiérarchies.
Rosa Luxemburg a été toute sa vie une journaliste. Elle a écrit des centaines d’articles dans de nombreux journaux et en plusieurs langues, et a elle-même dirigé les journaux Sprawa robotnicza, Sächsische Arbeiterzeitung, Leipziger Volkszeitung et Die Rote fahne.
La qualité de son écriture la fit rapidement remarquer au sein du mouvement socialiste international. Elle maniait l’ironie avec brio, parlant par exemple de l’Empereur « qui, grâce aux trois millions de marks ajoutés, pour cause de vie chère, à la liste civile qu’il perçoit en sa qualité de roi de Prusse, est Dieu merci à l'abri du pire »[8]. Cette remarque est évidemment datée : ce n’est certes pas de nos jours, avec les fabuleux progrès de la décence chez les chefs d’Etat, qu’un dirigeant politique pourrait augmenter son propre salaire de 172 % au moment où le salaire réel des travailleurs est en baisse...
Ecrire dans la presse répondait pour Luxemburg à cette exigence : s’adresser directement aux masses. Cela s’inscrivait dans une perspective d’indispensable partage des connaissances, qui s’est manifesté aussi par le fait qu’elle a enseigné l’économie et l’histoire auprès de militants du SPD. Le partage et l’appropriation du savoir par tous était pour elle une nécessité : « Dans la société socialiste, le savoir sera une propriété commune pour tous. »[9]
Elle a mené une constante critique du capitalisme et de l’économie politique, étant en cela une continuatrice conséquente de la méthode de Marx. Etudiant l'histoire du développement du capitalisme dans L'Accumulation du capital et Introduction à l'économie politique, elle rappelle notamment les famines causées par la spéculation et par la tendance de l'impérialisme économique à briser l'agriculture vivrière, concluant que « l’économie mondiale capitaliste s’est vraiment élevée sur les souffrances et les convulsions de l'humanité entière. »[10] Elle soulignait à quel point le capitalisme recourt à « la violence, qui est une méthode permanente de l’accumulation comme processus historique depuis son origine jusqu’à aujourd’hui. »[11]
Luxemburg insiste sur la nécessité pour les capitalistes de réaliser de la plus-value, non seulement par l'exploitation des travailleurs d'un côté, mais aussi - à l'autre bout de la chaîne - par l’écoulement des marchandises produites. Cela entraîne un recourt au crédit, mais - on le voit encore avec l’actuelle crise du capitalisme - ce système n’est pas un remède miracle, loin s’en faut. Cela avait été observé par Rosa Luxemburg, qui écrivait que « le crédit, au lieu d’être un moyen de suppression ou d’atténuation des crises, n’est, tout au contraire, qu’un moyen particulièrement puissant de formation des crises. »[12] Elle rappelait que l’existence des périodes de crises fait partie intégrante du fonctionnement du capitalisme.
Elle a étudié à de nombreuses occasions les tendances du développement du capitalisme : « C'est une loi immanente du mode de production capitaliste qu'il s'emploie petit à petit à lier matériellement les lieux les plus éloignés, les rendant économiquement dépendants les uns des autres, transformant en fin de compte le monde entier en un seul mécanisme productif solidement unifié. »[13] Et le socialisme mondial ne peut advenir qu’après l’avènement de ce capitalisme mondial.
Elle rappelle que pour une transformation radicale des rapports sociaux-économiques, il est indispensable de « supprimer l’esclavage du salariat »[14]. En plein pendant la révolution allemande de 1918, elle écrivait : « A bas le salariat ! Tel est le mot d’ordre de l’heure. Au travail salarié et à la domination de classe, doit se substituer le travail coopérateur »[15].
Rosa Luxemburg a donné une analyse profonde de la guerre et du militarisme, phénomènes profondément néfastes. Elle s’est opposée sans relâche à la guerre mondiale qui venait, puis à la première guerre mondiale lorsqu’elle fut là, payant la constance de son engagement de plusieurs années de prison. Percevant toute le caractère barbare de la guerre, elle écrivait que « la guerre mondiale actuelle représente une défaite du socialisme et de la démocratie »[16].
Luxemburg était, incontestablement, une internationaliste authentique. « Il n’y a pas de socialisme en dehors de la solidarité internationale du prolétariat »[17], rappelait-elle. Elle s’opposait à tous les nationalismes, tout autant qu’au colonialisme. Elle estimait indispensable « la libération spirituelle du prolétariat de la tutelle de la bourgeoisie, tutelle qui se manifeste par l’influence de l’idéologie nationaliste. »[18]
Elle indiquait qu’« un niveau de vie dans la mesure du possible identique et élevé pour le prolétariat de tous les pays, garanti par une législation internationale du travail est indispensable, compte tenu des objectifs finaux de la lutte prolétarienne : la réalisation du socialisme qui n’est possible qu’à l’échelle internationale. »[19]
Elle étudiait attentivement l’histoire, dans tous ses aspects. Très nombreux sont ses textes qui comprennent des rappels historiques, concernant l’histoire de toutes les parties du monde sur différentes périodes, ou encore l’histoire de l’économie, l’histoire de la pensée économique, l’histoire des idées socialistes, etc. Elle a résumé sa vision de l’histoire par cette formule : « Les hommes ne font pas leur histoire de toutes pièces. Mais ils la font eux-mêmes. »[20]
Rosa Luxemburg était également féministe. Dans un article de 1912, écrit à l'occasion de la deuxième journée internationale des femmes du 8 mars, Rosa Luxemburg affirme que le droit de vote des femmes est une revendication essentielle, qui n’est pas seulement l’affaire des femmes : « Le suffrage féminin est le but. Mais le mouvement de masse qui doit l’obtenir n’est pas que l’affaire des femmes, c’est une affaire de classe commune aux femmes et aux hommes du prolétariat. Le manque actuel de droits pour les femmes en Allemagne n’est qu’un maillon de la chaîne qui entrave la vie du peuple. »[21] Elle-même est morte sans jamais avoir eu le droit de vote (si ce n’est, bien sûr, au sein des organisations socialistes).
Elle refusa toujours de se laisser enfermer dans des luttes fractionnées, sans vue d’ensemble. Le féminisme découlait pour elle « d’une opposition généralisée au système des classes, à toutes les formes d’inégalité sociale et à tout pouvoir de domination. »[22]
Source : Rosa Luxemburg
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